Cours Philosophie Terminale A – Autrui est la condition de possibilité de toute connaissance
Cours Philosophie Terminale A – Autrui est la condition de possibilité de toute connaissance – Autrui est la condition de possibilité de toute connaissance
- Autrui structure mon « monde »
Michel Tournier, auteur de Vendredi ou les limbes du Pacifique, illustre dans ce roman
l’idée que nous ne pouvons percevoir un monde objectif qu’à partir de l’idée d’autrui. Nous
projetons des « autrui » imaginaires, des points de vue qui donnent son objectivité et sa
solidité à notre monde :
A Sperenza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce
dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je
projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel
rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau
d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait
tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction –
comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose
faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu
absolu… Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. (…)
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement
même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du
témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient
aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique,
le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le
rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un,
grands dieux, quelqu’un !
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1969)
Il me semble que cette idée pourrait être critiquée ainsi : certes, la consistance du monde
suppose que nous projetons des points de vue imaginaires (cf. cours sur la conscience : on ne
perçoit une chose que par la projection dans le temps, donc par des attentes de perceptions,
donc par imagination de « points de vue » ou de réactions à des opérations). Mais cette
projection de points de vue imaginaires ne suppose peut-être pas un rapport effectif à autrui.
L’homme n’a sans doute pas besoin de fréquenter autrui pour projeter des points de vue, il
peut sans doute projeter son propre point de vue.
Gilles Deleuze (1925-1995) développe cette idée de virtualité en remarquant qu’autrui
structure mon champ perceptif en représentant un monde possible. Un visage effrayé, c’est
l’expression d’un monde possible effrayant.
On peut en tout cas donner un exemple concret qui montre que notre monde vécu est sans
cesse structuré par les autres. Pensez à la manière dont un espace (comme la salle de classe)
est structuré par les autres. Par exemple, voyez comment la fille (ou le garçon) que vous
aimez structure votre monde : la salle de classe (et le monde entier) s’organise autour d’elle,
en fonction d’elle… - Autrui est la condition de possibilité de la science
Pour terminer, remarquons qu’on peut aller jusqu’à dire qu’autrui est la condition de toute
connaissance objective, car il est la condition de possibilité de la science. En effet l’objectivité
scientifique est une intersubjectivité. La science a pour condition essentielle une
expérimentation et une observation qui doivent être objectives, c’est-à-dire intersubjectives :
reproductibles et partageables par plusieurs observateurs. De plus la science s’élabore dans
l’intersubjectivité du dialogue et donc dans le rapport à autrui.